Alors que le « déconfinement » vient de commencer, de nombreux travailleurs reprennent ainsi le chemin du boulot, des envies d’ailleurs plein la tête. D’autres, dont les emplois n’ont pas survécu à la pandémie ou qui se trouvaient déjà en recherche de travail avant la crise, vont devoir concilier leurs aspirations avec les exigences des secteurs qui recrutent encore. Mais ces envies tiendront-elles face à la réalité d’un marché de l’emploi en crise ? Entre quête de sens, crainte de perdre son emploi et impératifs financiers, comment s’y retrouver ? Sera-t-on prêts à mettre entre parenthèses ses projets, et à faire plus de concessions, par peur de ne pas trouver mieux ailleurs ? Pour tenter d’y voir plus clair, nous avons interviewé des experts du monde du travail, et sondé des salariés, souvent tiraillés entre aspirations professionnelles et sentiment d’insécurité.
Si les tentations d’opérer une reconversion professionnelle sont nombreuses après avoir pu bénéficier d’un temps inédit pour réfléchir à la question, il semblerait toutefois que la réalité du marché de l’emploi reste un facteur limitant pour beaucoup de travailleurs. Une insécurité qui touche en premier lieu les plus vulnérables, à savoir les jeunes qui redoutent de perdre leur job.
Face à cette crainte, il semblerait que la plupart revoit leurs objectifs et privilégie la pérennisation de leur emploi, quitte à remettre à plus tard d’éventuels projets de changements. C’est le constat que fait Evelyne Stawicki, coach certifiée et psychologue du travail : « Les premiers retours que j’ai sont plutôt autour de la prudence : les gens se disent que ce n’est peut-être pas le moment de changer, tous les CDD sont annulés, les intérims aussi… les options se réduisent, ils préfèrent attendre de voir comment le marché va évoluer ».
Parce que la sortie de crise est encore difficilement prévisible, ceux qui feront le choix de “tenir” dans des emplois qui ne leur conviennent plus risquent donc d’être mis à rude épreuve. « Ce que l’on observe actuellement dans nos études, c’est que la sous-stimulation au travail mène aux mêmes effets que la sur-stimulation, c’est-à-dire que le burn-out. Les salariés vont vers une sorte d’épuisement, explique le chercheur. Cela passe par un cynisme sur leur travail, sur leurs compétences, un désengagement… ». Ainsi, pour ceux chez qui le confinement aurait fait germer des idées de reconversion, mais qui se voient obligés de mettre entre parenthèses leurs aspirations, le retour à la réalité peut s’avérer bien difficile.
Ainsi, selon les profils, la prudence n’aura pas le même goût pour tout le monde. Tandis qu’elle sera un choix mesuré pour certains, qui en profiteront peut-être malgré tout pour faire des bilans de compétences, ou affiner leurs envies pour postuler ailleurs plus tard, elle sera une contrainte pour d’autres, qui se verront dans l’obligation non seulement de patienter, mais aussi de faire des concessions sur leurs conditions de travail afin de pérenniser leur emploi.
Selon Evelyne Stawicki, « à partir du moment où il y a une recrudescence du chômage et un gel des embauches, les gens seront plus à même d’accepter tout et n’importe quoi pour conserver leur emploi ». Et pourtant, jouer sur cette crainte pour faire passer des mesures restrictives serait loin d’être une bonne stratégie sur le long terme de la part des employeurs. « Dans beaucoup de cas, on pense que l’insécurité sert à l’entreprise parce que les travailleurs acceptent plus de choses, explique Koorosh Massoudi, or on sait désormais que l’insécurité diminue l’engagement, et nuit au contrat de loyauté employé/employeur. »
Ainsi, une entreprise qui aura utilisé le climat d’insécurité pour dégrader les conditions de travail de ses employés aura bien du mal à conserver une bonne image sur le long terme.
Aux employeurs, au contraire, d’aider à une reprise en douceur, de comprendre comment soutenir les employés qui auront perdu de vue le sens de leur travail, et de leur en redonner. Sur ce point, Denis Pennel, auteur expert du marché du travail, est assez optimiste : « J’espère que suite à cette crise les entreprises vont mieux se rendre compte de la nécessité pour leurs employés de pouvoir concilier vie professionnelle et vie personnelle, et que cette crise aura changé la culture de management des entreprises, en les rendant plus souples».
Mais si la crainte de perdre son emploi pourrait amener dans certains cas à accepter des conditions de travail plus précaires, celle-ci peut aussi permettre de s’émanciper d’une forme de prudence, et à tenter le tout pour le tout. C’est le cas de Pablo, 27 ans, qui, suite au confinement, a décidé de lâcher son boulot de commercial dans une régie publicitaire pour devenir professeur de Lettres.
Ainsi, si la prudence est synonyme d’immobilisme ou de patience pour la majorité des travailleurs, pour d’autres, dont les emplois risquent de ne pas se remettre de la crise, elle peut être au contraire être motrice d’actions immédiates. Il s’agit alors d’anticiper de futurs licenciements en prenant les devants, et si possible en se réinventant dans un travail qui a du sens. Et pour ceux qui privilégieraient la patience, il n’est pas question pour autant de renoncer à ses aspirations.
Si ces celles-ci peuvent être remises à plus tard, une autre tendance émerge : celle de s’épanouir ailleurs que dans le travail, comme c’est le cas pour Géraldine, chef de projet éditorial. « Ce confinement m’a fait prendre conscience que mon travail ne m’épanouissait plus, je ne me sens pas utile aux autres. Mais je sais que le secteur de l’édition est en crise, et je ne peux pas me permettre de perdre mon salaire maintenant, donc j’ai décidé de trouver du sens ailleurs, en m’investissant dans des associations, et en effectuant des missions de bénévolat sur mon temps libre ».
Pour Evelyne Stawicki, prendre des décisions mesurées est de toute façon recommandé dès que l’on remet en question le sens de son travail : « je crois beaucoup à la politique des petits pas, explique la coach. Il faut commencer par faire le pas suivant, et, si possible, ne pas agir de façon inconsidérée, en plaquant tout du jour au lendemain ». Les bouleversements du monde du travail pourraient donc ainsi donner l’occasion d’amorcer des changements en douceur, en utilisant le temps libéré par le télétravail pour faire un bilan de compétences par exemple, ou en testant une autre activité. Selon Mathilde Forget, coach spécialisée dans les changements de carrière, « la crise peut aussi être une opportunité, parce qu’il y aura plus de jobs à temps partiel, ce qui permettra à certains de garder un revenu stable tout en ayant le temps de tester en parallèle une autre activité ». Quand à ceux qui, comme Géraldine, retrouvent des emplois qui ne les satisfont plus vraiment, cela peut être l’occasion de réfléchir à ce qui pourrait donner du sens à leurs vies ailleursque dans le travail.
« J’aime imaginer que les gens, à travers cette crise, seront sortis grandis aussi parce qu’ils auront pris conscience que d’autres sources que le travail peuvent amener du bien-être : contrairement à ce que la culture occidentale a voulu nous faire croire, l’épanouissement ne passe pas nécessairement par le travail », philosophe Koorosh Massoudi. Être prudent, oui, mais en utilisant tous les outils à sa disposition pour rester épanouis, voilà un bel objectif pour ces mois qui s’annoncent incertains !
- Un article de Welcome To The Jungle